Close up sur la Nouvelle Babel
aux origines du cinéma parlant
Journées vécues par André Beucler


Reportage sur la Ufa par André Beucler



 
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     Les portes de ce monde secret se sont ouvertes pour moi il y a trois ans. [Ce texte est paru en avril 1935 dans La Revue de Paris.] Appelé à rédiger, puis à diriger en Allemagne l'adaptation de films tournés simultanément en deux versions, comme cela se fait à Hollywood, à Londres, à Prague, à Munich, comme cela se fera demain à Moscou où déjà prend forme l'idée d'un Pierre le Grand, je n'avais de ma vie mis les pieds ni les yeux dans un studio. J'aperçus donc un matin, dans ceux de Berlin, au triple titre de profane, de curieux, et de professionnel. Aussi les impressions du premier tour de manivelle auquel j'assistai furent-elles assez confuses, le professionnel ayant été obligé de fournir au pied levé des explications au profane et de s'élever du jour au lendemain, au nom de l'art et de la technique, au nom de la discipline et de la conscience, contre le sourire du curieux.

     L'Allemagne, que je connaissais, de Kœnigsberg à Karlsruhe, pour y avoir été tour à tour jeune client de pensions de famille spécialisées avant la guerre dans " l'élève français ", touriste, journaliste, conférencier, envoyé spécial d'un hebdomadaire parisien à l'occasion du voyage de Briand-Laval, l'Allemagne, dont j'avais le sentiment, comme peut l'avoir un ancien interprète dans un camp de prisonniers de guerre, ou tout simplement un " homme de l'Est ", m'apparut tout à coup extraordinairement nouvelle.

     L'obligation de me lever parfois très tôt et parfois très tard, de dîner à minuit, de jouer aux cartes à l'heure où dorment les joueurs normaux, de faire ma correspondance dans les cantines et de me comporter, à l'égard des maîtres d'hôtel, chauffeurs, barmen, d'ailleurs bien involontairement en monsieur-qui-fait-du-cinéma, fit pour moi de Berlin une capitale inconnue et irrationnelle. C'était l'époque de Bruning, de Pommer, de Lilian Harvey, tous trois disparus de l'Allemagne hitlérienne, mais dont certains abbés libéraux, quelques ingénieurs du son et de pieux maquilleurs se souviennent encore en cachette avec tendresse.


Premier contact

     Les studios de Neubabelsberg [littéralement : le mont de la nouvelle Babel] sont environ à vingt-cinq kilomètres de Berlin. On peut s'y rendre par un train électrique de banlieue, qui est fort pratique, mais le cinéma, grand seigneur, met volontiers à la disposition de ceux qu'il engage, metteurs en scène, acteurs, adaptateurs, de très confortables Mercédès qui font la navette entre les studios et les hôtels de la capitale. Par la Kantstrasse, la tour de la radio et les bois de Wannsee, qui ont l'air entretenu, soigné comme des coiffures, le voyage matinal est très agréable, mais il devient monotone à la longue, et l'autostrade célèbre, ce fameux Avus, qui relie Berlin à ses lacs et à ses plages, atteint, vers le trentième jour de travail, à une monotonie de steppe. Par temps de pluie, il a la tristesse des chemins de halage, et les occupants des voitures généralement frileux et nostalgiques, luttent à coups de cigarettes contre cette morosité nordique que les fenêtres fleuries de palais pour ouvriers bien propres, les bouleaux, les avenues larges des banlieues berlinoises n'arrivent jamais à dissiper.

     L'arrivée aux studios est contrôlée jour et nuit par un certain nombre de singuliers portiers en uniforme dont deux au moins semblent sortir du terrarium [Département du zoo berlinois artistiquement conçu pour l'élevage des reptiles, batraciens insectes, etc.]de la Budapesterstrasse. À droite, s'élèvent les bâtiments réservés à l'administration et à la comptabilité que les Français, toujours préoccupés de la tenue du mark ou de leurs chèques sur Paris, ne manquent jamais de regarder machinalement au passage. À gauche se trouve la première cantine, dont les tables, les marronniers, le menu collé sur un tronc d'arbre rappellent les guinguettes des bords de rivière. Au fond d'un domaine plat, qui a les dimensions d'un terrain d'aviation, mais dont le caractère industriel est adouci par une grande variété de constructions et par un amusant voisinage de machines et de décors, apparaissent les studios de brique rose, couleur Kremlin, pareils aux murailles de quelque drame wagnérien.

 
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     Fabrique de sentiments, d'aventures et surtout de personnages qui, mieux étudiés, auraient pu avoir dans la légende la place des Roland, des princesse de Clèves, des Rastignac, usines humaines dont la concurrence à l'état civil est à la fois plus vivante et plus périssable que celle du roman, ces studios sont les plus vastes d'Europe, l'Allemagne ayant vu aussi grand en matière cinématographique que dans les domaines chimique ou militaire. Nos voisins n'ont pas été longs à comprendre que le cinéma est avant tout une industrie, non un passe-temps semi-artistique, encore moins une affaire de bar que l'on peut traiter par-dessous la jambe, avec l'idée que tout s'arrange comme on le croit volontiers autour de l'avenue des Champs-Élysées.


Découverte de tous les représentants d'une entreprise cinématographique

     Cette constatation faite, s'il n'est pas en visite, s'il ne fait pas partie d'une de ces caravanes que les dirigeants de la société XX font promener chaque semaine par des cornacs sur leurs terres, le nouvel arrivant s'achemine automatiquement vers la cantine numéro 2, située entre les studios dits muets, et les nouveaux, mieux adaptés au sonore. C'est là qu'il fera connaissance avec tous les représentants d'une entreprise cinématographique, de la vamp à la cabotine, du magnat au laveur de carreaux. En pourpoint, en habit, en armures, en robes du soir, en crinolines, planche vivante du Larousse, histoire du costume, carnaval, dîner de têtes, les figurants résignés qui ne savent jamais s'ils tourneront dans six minutes ou dans six heures jouent au bridge ou au soixante-six, sorte d'imitation de la belote.

     L'un des quatre ou cinq producteurs de la maison prend un premier café en compagnie de l'adaptateur français ou d'une vedette à essayer, qui a l'air à la fois étonnée de se trouver dans cette atmosphère, et ravi de voir les vedettes lancées allumer une cigarette ou tenir une fourchette comme le commun des mortels. Des monteurs élégants que leurs occupations transforment en critiques ou en censeurs, lisent avec soin le journal du matin et s'attardent longuement sur la page réservée aux films. Vêtues de la blouse blanche des infirmières, vêtements en honneur dans la maison, des monteuses se tiennent, obéissantes, à côté d'eux, comme un harem en déplacement. Elles aussi pensent, mangent, dorment et rêvent cinéma. On bâille. La ruche est encore aphone et muselée. Menuisiers, peintres, architectes, tailleurs, assistants divers, aide-opérateurs, petits rôles, photographes, traducteurs, assistants en second, vice-aides-monteurs, dactylographes, secrétaires de chefs de production et secrétaires de ces secrétaires, attendent l'ordre, le bon plaisir, le courant, l'événement ou le muezzin qui annoncera le commencement du travail.

     Acteurs et metteurs en scène sont invisibles à cette heure. Les acteurs sont dans leur loge, chez le coiffeur ou chez le costumier. La matinée est entièrement consacrée au fond de teint, à la perruque ou à la fausse moustache. Ne cherchez pas à voir une star, un as, un jeune premier, le matin. Il n'y en a pas. Tout ce monde naît. Quant au metteur en scène, qui, pour des raisons mystérieuses et que le public ne discute pas, tient au cinéma le rôle suprême, on le trouve sur le plateau ou plus exactement sur le set, en train d'examiner le décor dans lequel il doit tourner, se livrant avec l'opérateur à une besogne et à des grimaces d'arpenteur, de déménageur, d'inspecteur de police ou de maître de cérémonies. Il s'agit de placer les appareils, cameras, microphones, de distribuer la lumière dans un boudoir, d'éclairer une rue de bois, un château de cartes, de mettre en valeur un hall d'hôtel ou un pont de paquebot, de savoir si l'actrice, qui n'est pas encore ondulée dira : vous pouvez vous retirer, je ne vous connais plus, debout ou couchée, à l'acteur dont le pantalon a besoin d'un coup de fer.

 
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     Discussions souvent fort longues et si décevantes, si confuses, que le metteur en scène se laisse choir dans le pliant de paysagiste qui porte son nom et se prend la tête dans les mains. Découragé par ce verbiage qui ne repose sur rien et ne mène à rien, l'opérateur allume une cigarette bien qu'il soit défendu de fumer et donne l'ordre à ses hommes d'éteindre un instant les projecteurs immenses dont la clarté bout comme un ragoût de sabat. On sifflote dans l'obscurité. Brusquement, l'étincelle jaillit dans la cervelle d'un penseur et l'on se remet à déplacer les meubles de la scène à tourner, à faire avancer ou reculer les wagons d'une fausse gare.

     L'aspect de la cantine est toujours le même. Les monteurs lisent, les figurants jouent. Toutefois, l'assistance s'est augmentée de quelques acteurs moyens, enfin prêts, rasés, peignés, et qui mangent délicatement la petite saucisse aux pommes un papier de soie glissé sous le col, l'œil brillant, la lèvre saine. Toutes les conversations roulent sur le cinéma. Il n'est pas un comique, pas un décorateur, pas un auteur de dialogues capable de se délivrer un instant des préoccupations de son métier. Du reste, embarqué dans une légende qui ne laisse que peu de place à la vie, celui qui tourne n'a plus le temps de savoir qui gouverne, qui meurt, qui veut la paix. Il ne connaît guère que le nom du metteur en scène, l'adresse de la maison où il habite, et parfois le contenu de son scénario. En revanche il est charmant et heureux. J'ai vu peu d'acteurs tristes, du moins parmi les Français. Les rôles qu'ils créent contribuent sans doute à leur donner une personnalité changeante et souple qui se prête volontiers aux circonstances les plus inattendues. La nouveauté du décor, l'empressement des Allemands à servir, à inventer, à perfectionner, occupent constamment la pensée de celui qui rêve et le sauvent de la mélancolie.


L'Allemagne de studio obéira

     La cantine tressaille. Entre un chef de figuration à l'œil dur. Aussitôt se lèvent les hoplites, gens du monde, paysans, soldats hybrides, matelots ou mercenaires qui jouaient aux cartes. C'est le signe que, dans l'un des sept studios, un film est commencé. Les impatients reprennent courage. La cantine se vide peu à peu ; on y entend mieux la langue allemande se marier à la française, ce qui ne choque plus aucune oreille, la société X étant aujourd'hui un centre de collaboration franco-allemande ou le ronronnement bilingue fait partie du caractère de la maison. Et puis cela se sait en Europe. L'atmosphère de camaraderie qui règne dans cet univers cinématographique du monde germain est indéniable. Je veux bien qu'elle repose sur les mille détails d'un métier commun, international, métier qui permettrait à un acteur danois de se sentir à l'aise chez les metteurs en scène portugais, mais il est incontestable qu'elle crée annuellement, entre quatre cents Français et quatre cents Allemands, des liens profonds, sincères, qui se défont assurément avec la rapidité des images cinématographiques, mais dont la qualité rappelle les amitiés du temps de la guerre et les sympathies d'université.

     Il suffit, pour mériter le cœur des Allemands, - qu'ils soient libéraux en secret, hitlériens, monarchistes, militaristes - de rester dans les limites de la fiction et de ne pas s'intéresser à la vie du IIIe Reich, comme fit le signataire de ces lignes. Celui qui a passé quelques années dans un studio ne croit plus ni aux armements, ni aux rivalités, ni à l'impérialisme ; il croit à l'éternité du film, à la valeur des contrats, à la suprématie du cinéma. Pour l'Allemand de studio, c'est au gouvernement, vedette obscure, à s'occuper de ce qui n'est pas cinématographique, comme le camp de concentration, l'industrie lourde, la guerre microbienne ou la militarisation de la jeunesse. L'Allemagne de studio obéira, mais ne jugera jamais, ne murmurera jamais.

 
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     Le cinéma est exclusif et tentaculaire. C'est une religion à laquelle nous avons choisi d'appartenir. Si vous, Français, commettez l'hérésie de regarder un peu ce qui se passe, non plus dans un studio, mais dans le voisinage des arsenaux ou des camps d'entraînement, non plus dans un vestiaire pour figurants, mais dans un magasin d'habillement pour jeunes miliciens, vous devenez immédiatement un ennemi de l'art, de l'industrie cinématographique et de l'Allemagne. Mais ceci est une autre histoire.

     Restons encore un peu à la cantine en attendant que l'on vienne nous chercher. Voici quelques figures nouvelles : le marchand de journaux, chargé comme un livreur de grand magasin, le représentant de la presse cinématographique, qui a une interview à prendre sur le vif, des mères de danseuses, des cousins de ténors, le fabricant de lyrics, l'accessoiriste qu'on sent à la recherche d'un paquet de cigarettes françaises pour une scène qui se passe à Nice, ou d'une paire de jumelle irremplaçable puisqu'elle figure déjà dans les bouts tournés la veille. Passe une caravane de hallebardiers ou de faneurs, qui donne à la ruelle un petit air de kermesse. Appelés dans leurs bureaux par le grand patron, ou par un des remplaçants du grand patron, les producteurs se lèvent, salués par les garçons de cantine, vêtus de blanc comme les barmen. Le producteur est roi ? Tout ce qu'il fait est définitif et réussi.

     Il s'agit d'étudier entre quatre murs l'idée proposée par la dramaturgie [service où se " fabrique " le scénario] pour le prochain film. Car le cinéma a ceci de particulier que l'on ne pense au film en cours d'exécution qu'avec une sorte d'indifférence, et qu'il le faut, alors qu'on réserve ses inquiétudes et le meilleur de sa substance grise pour le film à venir, lequel est toujours et par définition le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre.


Une imitation sans âme du théâtre

     L'aspect d'une usine cinématographique offre encore une autre particularité que le visiteur de hasard ressent vivement. La plus grande partie du personnel passe sa vie, espère, souffre et vieillit dans un studio sans voir le moindre film. Le cinéma est ce qui s'y manifeste le moins : il n'a, pour ainsi dire, pas droit de cité. C'est le côté théâtral de la chose qui apparaît. Les cinéastes, comme on les nomme, auront beau dire et protester : ils en sont encore à photographier du théâtre par bribes, du théâtre par grains, chapitres, lopins, copeaux, tessons, bouchées, mais du théâtre. Ils ne se décideront vraisemblablement jamais à photographier autre chose, car il faut qu'une scène de ménage soit étudiée, il faut qu'un assassinat soit préparé et répété. Mais ceci n'est pas un reproche. Ce qui manque aux inventeurs de film, et je dis inventeurs dans l'impossibilité où je suis de donner un nom précis au véritable fabricant, au créateur authentique, qui n'est pas un, mais plusieurs, ce qui leur manque, c'est de connaître un métier qui n'a encore qu'une forme et pas de fond, des manières et pas de sujets, des procédés et pas d'âme ; ce qui leur manque enfin, puisqu'ils en sont à la période d'imitation, c'est justement le goût de photographier et d'enregistrer les sujets ou les chapitres interdits, sous peine d'insuccès, au théâtre et au roman, et qui pourtant réclame une forme. On aurait pu faire à la fois plus court et plus long qu'à la scène, puisqu'il n'y a plus d'entr'actes et que les allées et les venues d'une pièce à l'autre, d'une ville à l'autre, sont faciles. On ne nous propose que du compact. Peu de films donnent l'idée de l'absence, de la simultanéité, du hasard, des rêveries qui se mêlent à nos actions, du désir, du souvenir. Les producteurs se sont mis dans la tête que le spectateur n'admettait que les opérettes actives et les histoires trépidantes mais sans fondement.


Pour plaire à 300 millions de spectateurs

     Le drame est qu'il s'agissait de plaire à près de trois cents millions de spectateurs par semaine, et l'on est allé au plus pressé, au plus commode. Mais le moyen de faire autrement ? La vie de studio est à cinq ou sept cents francs la minute. On n'a pas le temps de se livrer à des recherches, on n'a pas envie d'épurer un personnel qui a la réputation de " faire public ". Du moment que le créateur est inconnu au cinéma, les responsabilités artistiques n'existent plus. Le contrôle ne s'exerce que sur l'électricité, la pellicule, le temps de travail des ouvriers. Le patronat cinématographique voit la question sous sa forme " usine ". Et quant à ce qui sera projeté dans les salles, on pense que le public est bon prince, mais d'abord on est absolument convaincu de l'excellence des produits que l'on met en circulation.

     On peut en principe tourner n'importe quoi, me disait un jour un acteur averti qui, depuis longtemps, avait renoncé à s'élever contre les rôles qu'il devait tenir à l'écran. Les auteurs de scénarios se plaignent des producteurs qui ne consentent jamais à lire leurs œuvres. Cela est pourtant arrivé. Mais, à première vue, le producteur ne trouve rien de spécialement cinématographique dans les manuscrits qu'on lui soumet. Pourquoi tournerait-il les Noces de Jeannette de préférence au Roman comique ? Tout est matière à découpage. Les spécialistes de la petite scène, du sketch, du gag, les inventeurs de personnages bouffons ajouteront à une œuvre quelconque les détails qui, d'après eux, leur manquent. Soyez assuré que les producteurs sont loin de chercher partout, comme ils le proclament, des sujets de films. Et d'où vient cette habitude d'une classe d'amateurs de proposer constamment aux entrepreneurs des histoires, des drames, des opérettes ? Propose-t-on des nouveaux modèles au constructeur de locomotives, de nouveaux crus aux fabriquants de champagne ? Le producteur sait bien ce qu'il fait. Il se décide à faire tourner par ses employés ce qu'il croit être actuel ou dynamique. Il suit la mode aussi, tout comme un grand chemisier. Quand il sent que le second Empire est dans l'air, il lance ses scribes à la poursuite de Napoléon III. Il achète des droits d'auteur à ceux que le succès à déjà consacrés et qui occupent les places les plus en vue sur les colonnes d'affiches. Mais qui l'en empêche ? Pourquoi voulez-vous qu'il s'expose inutilement au danger d'être incompris, qu'il se risque dans des aventures. C'est un marchand comme les autres.


L'instant solennel

     Le jour où j'assistai pour la première fois à la répétition " avec son et lumière " d'une scène que j'avais écrite, le producteur se trouvait justement au studio et se tenait, nerveux, jaunâtre, admirablement compétent, entre la caméra et le metteur en scène que cette présence du chef transformait en fantôme craintif et toussotant. La répétition eut lieu avec le cérémonial traditionnel, si parfait qu'il paraît être le résultat de plusieurs siècles de patience et d'attention. Pareil à un lampion éteint, le micro se balançait au-dessus des acteurs. Des ordres furent criés en allemand, mots brefs à odeur de caserne, lourds de sens et désormais irremplaçables. La jeune fille chargée de noter le métrage se fit toute petite et retint son souffle. Le metteur en scène risqua encore un dernier signe, quelque chose comme un geste d'adieu qui évoquait le mouchoir des gares, et par quoi il souhaitait bonne chance aux deux acteurs qui entamaient le film, qui commençaient une aventure de huit à neuf semaines. Il y eut encore un déclic et l'on entra dans le solennel. Ayant réglé ses lumières, l'opérateur s'était assis. Sur la pente du fatal, la chose ne l'intéressait plus. C'est son aide, un gamin au corps de jockey, qui s'était collé à la caméra dans la position du mitrailleur.

     La scène, en argot de studio, se nommait travelling, c'est-à-dire que l'appareil voyage, qu'il s'approche des acteurs, qu'il s'en éloigne. Le producteur, qui avait apporté de sa main quelques suggestions au scénario et ajouté une phrase au dialogue, comme Rubens ajoutait quelques touches aux pochades de ses armuriers ou de ses animaliers, observait le mécanisme de la prise de vue de l'œil d'un homme qui s'est fait un peu de cuisine pour soi-même. L'assistance faisait cercle autour d'un acteur qui mimait le découragement en mâchonnant un bout de cigarette. L'appareil évoluait dans un silence d'opération chirurgicale. Le personnage se leva, hésita quelques instants et sortit enfin du champ en empruntant le chemin qu'on lui avait tracé. Satisfait de ce qu'il avait vu et jugeant que le métrage était suffisant pour couper comme il voulait, le metteur en scène mis fin à la tension, et le personnel nécessaire à la confection d'un plan se remit à vivre.

 
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     Quelle que soit la scène, le fonctionnement est toujours le même. Qu'il s'agisse d'un désespéré qui enjambe un parapet de cuir bouilli pour se jeter dans une rivière matelassée, de tricherie au jeu, d'une bagarre, de la lecture d'un testament, de la rencontre de Dante et de Béatrice ou de la réception de Christophe Colomb par Ferdinand et Isabelle, ce sont les mêmes procédés, le même silence. Un film est une suite de scènes d'ensemble, de solitudes, de passages, de gros plans. La distribution de ces éléments sur deux ou trois mille mètres de pellicules constitue le style cinématographique, à telles enseignes que des monteurs habiles, doués d'un coup de ciseaux heureux, musiciens nés qui s'ignorent, sauvent parfois un film tout imprégné de longueur et d'ennui. On voit assez par là que le film est une affaire d'écriture, d'équilibre entre les effets, de développement réussi. La prise de vues proprement dite, ferait plutôt songer à l'art du peintre. Mais il y a peu de peintres vrais, et la plupart, non contents de peindre, prétendent écrire, inventer, disposer.


Le metteur en scène risque de tuer le cinéma

     Comme l'ont expliqué cent fois Pagnol et d'autres, ce n'est pas le metteur en scène qui doit composer un scénario ; c'est au scénariste, auteur dramatique, ou romancier, car le film est, tout compte fait, une accumulation de détails, à mettre en scène l'œuvre qu'ils ont écrite pour l'écran, comme ils écrivent pour la scène ou pour le lecteur, et à la mener à bien de la première à la dernière image.

     Or le metteur en scène qui n'est que metteur en scène, le réalisateur, comme on dit, est devenu un personnage indispensable devant qui s'inclinent par principe les auteurs, les rédacteurs de dialogues, (curieux métier qui consiste à faire parler des personnages que l'on n'a pas créés), les acteurs, les producteurs, les acheteurs et les critiques, l'État, les idées générales et Dieu. Le metteur en scène est une sorte de maître nageur, de sorcier, de mécanicien qui a survécu au cinéma muet. Un ci-devant. Si, par malheur, le music-hall disparaissait, les girls, qui ont bien mérité de lui et à elles seules le personnifient, se feraient pleureuses. En revanche, les metteurs en scène, qui triturent du Stendhal ou de l'Hégésippe Simon et accommodent du Molière, risque d'être les fossoyeurs du cinéma.

     J'en étais là de mes réflexions lorsque le jeune interprète chargé de transmettre aux acteurs français des indications que le metteur en scène jugerait imprudent de me laisser donner, m'avertit que la pause venait d'entrer en vigueur, à la façon d'une armistice. Un à un, les membres du film reprirent le chemin de la cantine. Nous avions tourné trois plans en deux versions, dans le même décor. Le programme de travail en prévoyait bien une demi-douzaine, mais ces programmes ne peuvent être rédigés de façon précise et personne n'arrive à les suivre. Un mauvais acteur peut se tromper dix fois en récitant son texte, divers parasites tels que ronflements, chocs, chutes s'incrustent fréquemment dans la bande sonore comme des tiques dans un épiderme, il n'est pas interdit quand on a huit semaines devant soi de prendre un plan de trois ou quatre façons différentes, le placement des appareils ne s'effectue parfois qu'après bien des recherches…

     Toutes choses, m'expliquait le metteur en scène, qui rendent malaisée l'application du programme le plus scrupuleusement établi. C'était la première fois qu'un metteur en scène l'adressait la parole. Courtaud et délicieux, celui-ci m'inspira dès l'abord, par ses attitudes et ses gestes, des métaphores cinématographiques un peu faciles et fatales. Il ramenait le monde, la politique, la morale, l'au-delà, à quelques prises de vues et s'endormait dans le film des films. Sa voix, seule, était d'un homme pareil aux autres hommes. Elle trahissait peut-être un peu de lassitude quand il m'adressait la parole, soit que cet excellent garçon eût décelé en moi quelque inaptitude au service cinématographique, soit qu'il fût mécontent de voir qu'on lui avait adjoint un collaborateur pour la version française. Que dis-je un collaborateur ? Une ombre. Moins encore : un papier carbone.


Un énorme melting-pot baptisé cantine

     C'est à l'heure du déjeuner qu'il faut voir la cantine ou, comme on dit là-bas, le casino, de la Société X. Gonflée de groupes immobiles qui attendent, de mouvements, de conciliabules, de profils et de nuques, comme une place publique un jour de défilé militaire, colorée, bourdonnante, épaisse, elle fait songer à un bal qui aurait été interrompu par l'arrestation de l'orchestre. L'odeur des produits de beauté, des cosmétiques et des rassemblements s'y mêle à celle du cigare allemand, de l'huile synthétique et de ce fromage de tête qui inspire aux charcutiers berlinois des trouvailles de céramistes. La nourriture y est celle des wagons-restaurants de la Mitropa, lourde, grasse et peu soignée. Mais le Reich est pauvre en gourmets, et ce n'est pas à Neubabelsberg que l'on songe au talent des cuisiniers. Les vedettes, qui consentent comme des califes à se mêler au peuple pendant le repas de midi, mangent sans sourciller ce qu'on leur donne. L'art est autrement important. Rien ne vous empêche de vous précipiter chez Horcher, chez Pelzer, ou au Kloster Keller de Potsdam, en fin de journée. C'est votre droit, mais au studio, peut-on se préoccuper de la résistance d'une escalope ou des impuretés d'un jambonneau ?

     Pour ce premier jour, une sorte de cinéaste anarchiste, qui en voulait alors à toute la terre parce qu'aucune firme allemande ne s'était décidée à tourner un de ces films, s'offrit à me servir de guide. Après avoir longtemps joué à cache-cache dans la cohue, nous arrivâmes à dénicher trente centimètres de table dans l'ombre de la machine à faire le café. On nous servit au bout d'une heure. Pour tuer le temps, mon compagnon me désigna les célébrités de la salle : femmes aimées, adorées, plus importantes aujourd'hui pour un pays que ne le furent autrefois les déesses et les vestales des civilisations qui ont pu se passer de cinéma, acteurs connus dont le regard ruineux flotte dans un univers transcendant que nous ne pouvons pas comprendre, producteurs impertinents qui téléphonent aux États-Unis pour un oui ou pour un non, ce que n'osent des ministres, metteurs en scène à tant le film, génies capricieux, faiseurs de mondes, comme ce Fritz Lang, qui ne peut inszenieren, si on ne lui apporte au studio une tasse d'un précieux bouillon de sept à huit kilogrammes de viande.

 
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     Aréopage de princes dont les idées et les lumières, dites créations ou réalisations, passent en intérêt, en efficacité, en retentissement, celles des laboratoires ; Académies de grands Mogols, de Margraves, de tyranneaux, de tendrons arrogants, de Walkyries et de bayadères empesées dont l'ameublement, les amours, les alopécies, les régimes et les chiens éclipsent les travaux de la Société des Nations, le radium, la stratosphère, le prix Nobel, le chômage, la politique et jusqu'à l'élégance, dans les journaux, revues, magazines et encyclopédies d'un monde qui est à leur dévotion. Devant le haut personnel cinématographique, sorte de mythologie du prolétariat, que mettent au monde, chaussent, instruisent et soignent Bugatti, Liebig, Compagnie des Wagons-lits, Cannes, Miami, Saint-Moritz, Lucky Strike, garçons et débutants divers ne sont que courbettes et grâce.


Le cinéma-Dieu et la course aux bénéfices

     Le cinéma n'a qu'un ennemi au monde, c'est le cinéma. Les sociétés ne tarderont pas à être victimes de la publicité démesurée qu'elles ont faite à leur personnel, dans un esprit d'ailleurs commercial, et du climat sublime dans lequel elles font vivre leurs exploitations. Si encore les résultats de ce règne étaient excellents ! Il y a certainement, sur le plan burlesque ou policier, bon nombre de films agréables et de fort jolies filles dans la troupe internationale. Mais dans l'ensemble le bilan frise le médiocre, le contourne ou le sollicite avant de s'y noyer.

     Fille de Barnum et de Bobard, comme disait un américain, une industrie qui se propose de satisfaire douze milliards de spectateurs par an d'une part, et quelques millions d'actionnaires de l'autre, finit par produire de la camelote. C'est entendu, le cinéma-Dieu a créé un monde, il s'agit maintenant de le coloniser, de l'irriguer, de l'organiser. On a inventé le système des vedettes dans la nécessité où l'on se trouvait de remédier aux maladies de la qualité. Du moins, les soirées des deux hémisphères sont-elles encore hantées par des croisades de filles ravissantes que le truquage, l'allusion, le gros plan et les indiscrétions de la caméra rendent plus désirables encore. Or, pour aimable qu'il soit, ce paravent n'arrive pas à dissimuler un tonnage respectable de niaiseries à prétentions psychologiques, de stupéfiants artistiques, de narcotiques facétieux, de comptes d'auteur, de faux Millet ou de dekobrismes (le mot fut prononcé) sur la valeur desquels tout le monde est fixé. Mais qui refuse de s'assurer contre l'incendie, de régler ses redevances d'abonnement au téléphone, de faire bonne figure à l'homme du gaz ? Dans un chef-lieu de canton, le cinéma, tel qu'il se pratique et se manifeste actuellement, vaut bien la manille ou la veillée au coin du feu, sans compter, comme dit Malraux, qu'il a fait toucher du doigt aux prolétaires le luxe dans les demeures des riches.

     La course aux bénéfices, le cinéma-poker, devaient nécessairement aboutir aux expédiants, gammes bancaires, cavaleries plus ou moins réussies, déficits plus ou moins étalés (300 millions pour la France) qui glacent d'effroi certains administrateurs imparfaitement intoxiqués. L'heure est venue de trouver autre chose si l'on ne veut pas assister de la part de la clientèle à un refus de voir. La Paramount tient en réserve quatre films en couleur qu'elle destine à l'Europe. Quatre seulement, afin de ne pas effrayer le parlant, comme le parlant avait effrayé le muet, comme le relief, l'odeur ou la température feront pâlir demain la couleur. Mais que les fabricants se hâtent. Déjà on retransforme en music-halls les music-halls qui avaient été transformés en cinémas. La chanson revit, qu'elle soit vieille France ou jeune Amérique ; les diseurs de cabaret n'accepteront bientôt plus les leçons des dandies de l'écran ; le French-Cancan est à la mode, et la radio donne de grandes satisfactions aux familles. " Le rêve de la foule commence ", écrivait Jules Romains à l'époque où Charlie Chaplin s'apprêtait à montrer ce que c'est que le cinéma. Une fois réveillée, prenons garde qu'elle ne se lève du pied gauche.

     Loin d'être déplacé dans un studio, ces sujets sont au contraire fréquemment débattus par ceux-là mêmes qui appartiennent corps et âme à un métier dont les agréments et les surprises sont au demeurant nombreux et variés. Le cinéma est pour celui qui " en fait " une forme de l'aventure, et peut-être la seule. Aucune autre profession ne peut lui être comparée pour les occasions qu'il procure de voyager, de loger chez l'habitant, de découvrir des endroits dont seule une caméra peut être curieuse et de se lier en un point quelconque de l'Europe avec des types qu'on aurait probablement ignorés. Quant à la vie au studio, il en est peu qui présentent autant de séductions, qui exercent pareille attirance, du moins pendant quelques mois.


Tournage en studio

     - Nous allons tourner la scène 218, me disait un de ces secrétaires-grooms qui pullulent dans les firmes berlinoises, et dont le nom est à peu près intraduisible en français. La scène où le commissaire se fraye tant bien que mal un chemin dans la foule pour venir surprendre le bandit international qui s'apprêtait à danser. Un orchestre espagnol est arrivé ce matin de Barcelone, il sera synchronisé plus tard, mais enfin il est dans le plan. On répète en allemand. Comme la scène est très difficile, le régisseur vous saurait gré d'y assister avec vos lecteurs. J'ai sonné le rassemblement dans les loges. Venez, vous prendrez votre café sur place. Je vous le ferai apporter par le garçon.

     Lesté de cette explication, je me dirigeai vers le Ton-Sud, ou le Ton-Nord, transformé pour la circonstance en bal populaire. Tout studio a horreur du vide. S'il n'est animé de personnages, le plus beau décor n'éveille aucune émotion, il n'est plus qu'une carte postale agrandie et fragile d'où le merveilleux, effarouché, disparaît. Peuplé d'électriciens, de maquilleuses, de figurants et d'opérateurs au milieu desquels évoluent les vedettes, le décor aussitôt vous invite et vous retient. On pourrait vivre dans ces bibliothèques provisoires, ces salons éphémères, ces boudoirs luxueux et périssables dont les décorateurs berlinois ont le secret. Que de manœuvres se donnent la forte joie d'être ministres, prélats, gangsters pendant une heure, dans cette atmosphère où la vie s'étonne parfois d'être si facile à imiter.

     Précédé de l'aide en second pour l'avertissement à donner aux acteurs et suivi du garçon de cantine qui portait quelques tasses de café, j'entrai dans le bâtiment de briques par une porte de château fort. Deux cents personnes dansaient la séguedille sur une sorte de promontoire couleur de route. Au fond, par intervalles, l'orchestre espagnol attaquait une danse et se taisait dès que les figurants avaient acquis de la vitesse et compris le rythme. On n'enregistre généralement aucun son dans ces grandes scènes d'ensemble. Quatre assistants redressaient les épaules, priaient la foule de murmurer " comme dans la vie ", indiquaient des jeux de physionomie à ceux qui risquaient de demeurer longtemps dans le champ. Trois appareils étaient braqués sur cette manifestation. Manches retroussées et front couvert de sueur, comme le veut la légende, le metteur en scène commandait la bataille et agitait son porte-voix.

 
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     Dans un coin de cette fête espagnole, une sorte de buffet avait été dressé. Au premier plan, sans autre raison que les exigences de la couleur locale, deux aficionados buvaient de la bière aussi fausse que les arbres et surveillaient du coin de l'œil les allées et venues d'un personnage louche que l'on commença par renvoyer dans sa loge, à cause d'une cravate qui n'était pas la même que celle du plan précédent, tourné à Cadix un mois plus tôt. Lorsque la vraie cravate fut retrouvée, d'autres difficultés surgirent. Agacée, l'héroïne demanda la permission de faire un somme et se retira. On changea deux fois de place les appareils, tandis que l'opérateur entrait en discussion avec ses électriciens juchés au sommet du studio, comme des couvreurs. Costumés et maquillés depuis le matin, les figurants se produisirent enfin vers six heures du soir. Quelques-uns faillirent se plaindre, car le syndicat auquel ils appartiennent est pour l'observation de clauses rigoureuses. Il arrive souvent que la direction d'une entreprise cinématographique ne soit pas d'accord avec ce personnel indispensable et anonyme qui ne retire du métier aucun bénéfice artistique. On s'est décidé à le faire tourner de jour et à garder les acteurs, mieux payés, pour la nuit.

Fin de journée et retour à la vie

     À partir de cinq heures, les personnages d'un film qui ont quelque poker en vue ou des amies à voir en ville commencent à demander au secrétaire du directeur de production à quel moment ils peuvent espérer être libres. Les réponses données à ces questions sont généralement évasives. Pour peu que l'on ait projeté de tourner une chute de neige, une émeute à bord, une panne d'ascenseur ou une idylle en avion, elles sont carrément négatives. Les cabines téléphoniques sont alors prises d'assaut. À sept heures, le metteur en scène accompagné de son état-major prend le chemin d'une salle de projection et se fait présenter les plans tournés la veille. La projection des scènes françaises suit celle des scènes allemandes, donnant lieu à quelques comparaisons où parfois percent des nuances de rivalité. À moins qu'ils n'aient réussi à gagner le cœur du chef, les acteurs sont rarement admis à ces délibérations, qui d'ailleurs ne leur sont pas conseillées par les experts. Vus séparément et plusieurs fois de suite, les morceaux d'un film engendrent le pessimisme et jettent les comédiens dans le doute.

     Lorsqu'il a fait son choix, ce qui ne va pas sans maintes hésitations, le metteur en scène entraîne ses confidents à la cantine. Cette cantine qui tient du port, de la maison natale, de la salle d'attente et du cantonnement. Les monteurs retournent se mettre en tenue de ville dans leurs ateliers où ils mènent une vie paisible de fonctionnaires pointilleux préposés à l'examen des passeports. Le personnel inutilisable quitte les studios. Les pompiers passent l'inspection des loges. Des bruits de machine à écrire révèlent que des secrétaires d'un genre particulier consignent pour le grand patron les dialogues du jour et précisent les raisons pour lesquelles certaines scènes ont été tournées six ou sept fois. De jeunes gamins lymphatiques pour qui le cinéma, plus ancien que leur naissance, ne vaut pas mieux et ne contient pas plus de possibilités que la banque, l'imprimerie ou le grand magasin, préviennent les acteurs de l'heure à laquelle la limousine de service ira les chercher le lendemain.

     Les actrices achèvent de s'habiller dans des loges exiguës où il est interdit de laver du linge, de cuire un œuf, et redeviennent pour la nuit des dancings, des familles ou des amants, des femmes comme toutes les femmes. Que de fois les badauds de la bourgade n'ont reconnu à leur sortie ni Brigitte Helm, ni Martha Eggerth, ni Renate Müller ! En revanche Hans Albers, Willy Fritsch, Frölich, Heinrich Georg, Gründgens sont affectueusement salués quand ils franchissent les frontières de la ville du film en Mercedes ou en Horsch, et quelquefois acclamés. Quant aux Français, le badaud brandebourgeois ne leur accorde qu'un regard de curiosité sourcilleuse. Il se doute bien que les acteurs français sont aussi célèbres en France que les acteurs allemands en Allemagne, mais il ne les a pas vus à l'écran, ce qui est le point capital, et il se méfie toujours un peu du Français d'exportation, car nous avons en Europe la réputation de choisir nos représentants sans discernement.


A l'heure où ils confondent le cigare et le stylographe

     Autant le déjeuner est vertigineux dans cette cantine où les proclamations national-socialistes voisinent aujourd'hui avec les instructions relatives au service, autant le dîner s'allonge. On y est d'ailleurs plus à l'aise. La décongestion du lieu est propice aux confidences et aux œufs brouillés. Il ne reste du grondement journalier de l'usine que quelques murmures. C'est le moment que choisissent les ingénieurs du son, gentilshommes de cette faune, pour demander aux Français quelques détails sur l'activité cinématographique parisienne, quelques précisions sur les chances d'une entente franco-allemande. On se promet de rectifier au montage certaines erreurs, on s'interroge sur les films à venir. Des belotes commencent. Une poignée de musiciens retenus depuis des heures dans quelque salle par une série de mélanges difficiles, entrent en coup de vent et se partagent le jarret fumé qui figure sur le menu. Les anciens évoquent leurs souvenirs dans le style tendre et sincère des chambrées.

     Apparaît un baladin de gouttière vêtu d'un complet zinzolin. Des mains se tendent vers ce Parisien nanti d'un extrait de naissance sur papier de bar qui fut toujours directeur de quelque chose et qui vit, en écornifleur dessalé et respecté, des suintements du coffre-fort cinématographique international où il s'est faufilé. Toujours à la recherche d'une affaire, il daigne parfois se montrer dans les studios où il fit ses débuts. Calicot outrecuidant, ancien adolescent recherché, amant ou mari selon la nature des opérations dont il a eu l'idée, et conseiller, paraît-il, de quelques mandarins du film, ces princes de la superproduction et de la supernoce qu'il faut surprendre au cabaret à l'heure où ils confondent le cigare et le stylographe, ce Struensee de wagon-lit redonne de l'actualité au point de vue désespéré et amer des Goncourt. " On est dégoûté des places par ceux qui les occupent, des honneurs par ceux qui les reçoivent et des femmes par ceux qui les possèdent. "

 
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     Mais le personnel des studios, qui croit à l'Olympe en matière de cinéma, et pour qui la vie, le cœur, l'aventure, la fortune ne sont que contrats, embouche la trompette dès que se manifeste l'un de ces coiffeurs distingués qui lui sert de dieux. Désir d'évasion sans doute : le cinéma est une machine à promesses, une mine de rêves, comme le montre assez le regard perdu des demoiselles monteuses, des garderobiers, brosseurs, friseurs, bühneleute, commis divers au découpage ou à la Kalkulation, qui ne tourneront jamais, qui ne feront jamais tourner, et qui passeront leur vie au milieu de la féerie cinématographique dans l'attitude des enfants devant un aquarium.


Perfection de la forme

     Les voilà dérangés dans leurs songes. Il faut regagner un atelier où s'effectue un dunning compliqué. La foule s'émeut et quitte sa torpeur. Les petits métiers du studio règlent leur maigre dîner. Le metteur en scène bat le rassemblement et emmène son équipe sur le chantier. Je prends la tête de ma version, réduite pour la circonstance à quelques utilités chargées d'échanger de vagues propos sur le fond d'un paysage tourné sans acteurs en pays basque ou dans le duché de Bade, film-décor que projette sur un écran un opérateur invisible et qui sera photographié une deuxième fois. [C'est ce système de projection de décor que l'on nomme dunning]. Le lendemain, au développement, l'illusion sera complète. Celui qui n'a même jamais entendu parler de la route de Pau à Biarritz s'y verra en promeneur. Car les ateliers berlinois font bien les choses : la photographie est adroite et précise, le son excellent, le montage soigné. À de très rares exceptions près, les chœurs sont plus qu'honorables, les décors ne font pas sourire et les synchronisations ne permettent pas de supposer qu'à l'origine les chanteuses ne chantaient pas et que certains acteurs s'exprimaient à la prise de vue avec un solide accent prussien. En matière de technique, nos voisins n'admettent ni l'à-peu-près ni la médiocrité. C'est le fond qui manque le plus.


Occupations noctambules et vie au studio

     Vers minuit, la coutume est de prendre un dernier grog à la cantine en attendant que les acteurs soient démaquillés. Enfin, les limousines s'ébranlent, combles de bâilleurs, longent les ateliers où l'on voit luire les croupes de pachyderme des machines électriques, et s'élancent dans la nuit brandebourgeoise. Pour beaucoup de noctambules commence alors l'heure des pokers et des bars. Les snobs de la profession se réfugient chez Ciro's, où ils commencent par s'apercevoir, souriants et bien coiffés, sur les murs du cabaret, car Mustafa, le patron, une des célébrités de Berlin, inamovible et gracieux, est collectionneur de visages de vedettes. Les amateurs de sensations, que rebute la noce respectable, visitent les boîtes canailles des quartiers populaires sous la conduite de Conrad Veidt ou de Spielmans. Mais personne ne renonce à mêler les préoccupations de métier aux plaisirs des bordées. Le dimanche est réservé à des joies plus instructives : courses, matchs de boxe ou de football, visites au zoo ou au Pergamon. Il n'est pas un comédien, pas un scribe de la version française qui n'ait rapporté de Berlin avec le poignard de la jeunesse hitlérienne une reproduction du buste de Nofrit ou la photographie d'une épinoche de mer.

     La monotonie brillante, bien remplie, cordiale et comme réchauffante de la vie au studio, qui remplace la vie de famille pour tant de fonctionnaires du film, n'est guère interrompue que par le retour d'une troupe partie depuis trois ou six semaines " en extérieur ", les banquets traditionnels de la Ufa qui ont lieu soit à la cantine soit dans un studio, ou le départ pour Hollywood d'une des gloires de la maison. En temps normal, on s'installe dans son film comme dans une pension, et l'on en bouge peu. Que l'on soit acteur de grande classe, adaptateur ou miroitier, on fait partie d'un tout, comme un soldat d'une batterie. À la cantine, chaque film a sa table, de même que chaque production a ses limousines, ses loges, son photographe et son mouchard. Il n'est pas recommandé d'entrer dans le studio d'un collègue. Celui qui " réalise " Samson et Dalila, ne tient pas à la visite des gens de Daphnis et Chloé. Chacun chez soi.

     Aussi bien l'on est vite dépaysé pour peu que l'on quitte son département. Chaque film a son climat, ses habitudes de travail, son souffre-douleur, ses farces particulières et ses superstitions. En revanche, on peut se prêter des acteurs de petites scènes, et les adaptateurs eux-mêmes ne refusent pas de revêtir un pourpoint à l'occasion ou de tenir le rôle d'un commissaire de police.


…et Hitler dans tout ça

     Un sérieux nettoyage a été opéré dans les studios au lendemain du triomphe national-socialiste. Là comme ailleurs, Hitler veut être maître et Dieu. Les vedettes ont été obligées de lui céder la première place. Aujourd'hui, l'uniforme brun ou noir se marie aux costumes de la figuration, ou Komparserie, comme disent les Allemands, et les proclamations, ordres, manifestes du parti se mêlent, sur les murs des bureaux, des ateliers ou des cantines, aux notes timides du service intérieur. Tels acteurs que l'on croyait paisibles ou indifférents, arborent aujourd'hui la croix gammée et font partie d'une section.

 
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     Longtemps obligatoire, le salut hitlérien est parfois abandonné et ne reconquiert l'unanimité qu'à l'occasion des grands succès du chef, comme le départ de Genève ou le retour de la Sarre. On sent très bien que sur le plan de l'aventure, et d'ailleurs sur tous les points, le haut personnel cinématographique doit s'incliner devant le haut personnel national-socialiste, et pourtant j'ai toujours eu le sentiment de me trouver au cinéma dans une sorte de no man's land où les manifestations du régime étaient vaines et parfois ridicules. On a perquisitionné sans résultat dans les loges d'artistes, on a introduit des miliciens dans l'administration et dans la production, on a chassé les israélites, on a orné le terrain de guirlandes imprimées en l'honneur du parti, mais on n'est pas arrivé à donner à la maison l'aspect ni le cœur hitlériens. Le nazi le plus réussi, le plus constellé et le plus résolu perd de son importance s'il mange à la même table qu'un mousquetaire.

     Sans doute, les sociétés au grand complet sont-elles obligées d'assister aux discours du Führer au même titre que les administrations et les casernes. À cette occasion toute la population de Neubabelsberg se rassemble dans un studio décoré, lavé, tapissé de drapeaux à cet effet. On vide les ateliers, on inspecte les loges, et le marchand de soupe ferme les cantines à double tour. La parole du chef commence par créer une atmosphère qui tient du désert et de la grève. Mais elle est sans pouvoir réel sur un auditoire depuis longtemps séduit par le rêve cinématographique, charmé par les acteurs, et pour qui les perfections sociales ne sauraient être comparées aux perfections techniques. La voix d'Hitler, ses emportements et ses nuances tournoient du haut-parleur comme un essaim d'abeilles autour d'une ruche, et ne s'en éloignent guère. Mais ce gargarisme est toujours approuvé. Les Français ne sont pas tenus d'écouter le chancelier, pourtant ils ne manquent pas un discours, car le spectacle mérite d'être vu. Deux miliciens aux épaules de statues-colonnes se tiennent parfaitement immobiles, de chaque côté du haut-parleur, et tout le temps que durera le discours, la main collée à la hampe du drapeau, ils ne remueront pas un cil. Des chants terminent la profession de foi, et des bras se lèvent pour prêter serment. Une sorte de metteur en scène invisible règle ces mouvements d'ensemble, mais la cérémonie trahit plus d'entraînement que de conviction, ce qui fit dire à un charmant acteur berlinois, d'ailleurs nazi, à côté de qui je me tenais debout au cours d'une de ces manifestations :
- C'est encore du cinéma.

André Beucler

 
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