André Beucler
écrivain français
1898 - 1985


Auto-biographie 1957


Autobiographie 1956


Autobiographie destinée à un enregistrement radiophonique - 23 juin 1957

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Au bord de cette auto investigation (le préfixe auto est aujourd'hui très à la mode !) ou de cette confession publique par opération " microphone " je ne puis, comme on s'appuie sur un garde-fou, au-dessus de l'abîme, m'empêcher de songer à une phrase de Valéry, qui figure dans l'amateur de poèmes, et que je lisais même avant mes débuts, du temps que je songeais à écrire. Voici cette phrase très mallarméenne de résonance : « Mû par l'écriture fatale, et si le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l'avoir indéfiniment attendue... » Et plus loin, il disait « je trouve sans effort le langage de ce bonheur ... ! ». Il est clair que nous sommes ici en pleine fatalité, et que l'on pourrait aussi dire avec Baudelaire : lorsque par un décret des puissances suprêmes; le poète apparaît ... Car il l'a proclamé une fois pour toutes et une fois pour tous. On pourrait aussi se souvenir de l'interrogation de Stendhal : « Ai-je du bon sens avec profondeur ? ». Toujours est-il que, le jour où je me hasardai à écrire mon premier texte, car je n'osais pas tout au début, même risquer une allusion au mot roman, au mot récit... je me mis délibérément à la recherche de ce langage de bonheur.

Le 8 est paru en 1924 dans
la Revue de Bourgogne,
il a été édité en 1926 dans
Jacquot et l'oncle de Marseille,
il a été réédité en 1995 dans
Entrée du désordre.


Je songeais depuis un certain temps à un roman (ceci se passait en 1924) pourtant c'est par un reportage, une " chose vue " comme on dit, que je commençai. Reportage qui devint par la suite une nouvelle, ma première nouvelle, mais qui, dans sa forme première, était une façon de documentaire. Il s'agissait de la porte d'une chambre d'hôtel. Plus exactement du numéro de cette chambre, le numéro 8, en face du numéro de ma chambre à moi. J'habitais alors l'hôtel, dans le centre de Paris, en compagnie d'un camarade qui achevait son droit, cependant que j'étais secrétaire de rédaction d'une publication hebdomadaire. Cette porte, j'en connaissais la couleur, les défauts, les taches, j'aurais pu la dessiner de mémoire, avec ses moulures, sa poignée et cette sorte d'expression humaine qu'elle avait dans son numéro, ce huit où je voyais un regard. Je connaissais aussi ses bruits. Elle en avait plusieurs, dont un nocturne, notamment, qui me réveillait. C'était l'heure où rentrait le locataire, un saxophoniste de Pigalle, disait-on, cas on ne le voyait jamais. Or, je le vis un jour. A midi. Il avait été renvoyé de son orchestre et s'était mis à vivre comme tout le monde pendant 48 heures. Et je me mis à le suivre dans la rue. Cela ne dura qu'une petite matinée, mais déjà ma décision était prise : j'écrirais des nouvelles, des romans, des scénarios. Ce que je fis exactement à partir de cet instant, que je définis ainsi sur mon premier carnet de notes : rencontre avec mon premier personnage.
 
L'année précédente, j'avais, pour une petite revue de jeunes qui ne vit jamais le jour, comme je l'ai raconté depuis, j'avais interviewé Barrès, Bourget et France. Quelques années plus tôt j'avais eu comme professeur à Besançon, Albert Thibaudet, puis, mais sans esprit de suite, j'avais suivi les cours de Bergson. Je les avais écoutés, plutôt ! Démarches et assiduités qui furent pour moi des tentatives. J'avais aussi écrit sur la musique et la peinture pour des revues de province. Je lisais Thomas Hardy, Balzac, Dostoïevski, mais aussi Poe, Mallarmé, et parmi les contemporains Morand, Giraudoux, puis Valéry, puis Alain. Puis je rencontrai Fargue, un soir de 1924, et ce fut un moment capital.

Léon-Paul Fargue dessiné par André Beucler

Premièrement, Fargue m'apprit qu'il ne lisait guère, comme Valéry et Giraudoux, qu'il avait besoin de tout son temps pour sa sensibilité et sa mémoire, qui se confondaient, et qu'au fond, en art (c'est-à-dire en littérature aussi) il préférait l'oiseau mouche. C'était la théorie du rare, que j'adoptai aussitôt. Entre mon premier roman et mon dernier, celui qui vient de paraître, se placent trente années, plus de vingt ouvrages sans compter la vie, la vie de journaliste, de cinéaste, la vie tout court. Pourtant, dans ma conception personnelle, ces deux romans se ressemblent. Cela serait très difficile à prouver, même à montrer, le premier s'appelle La Ville anonyme et le dernier Charmante, au sens que Littré donne à ce mot : effet prétendu d'un art magique qui change l'ordre naturel, avec, bien entendu ses extensions aux personnes.

Il est toujours délicat de parler de soi, mais enfin on sait mieux qu'un tiers ce que l'on est et ce que l'on tente. C'est donc à moi de préciser que, presque toujours dans mes récits, mais principalement dans le premier et dans le dernier, je fais vivre des métamorphoses que je devine dans l'air et dans les esprits, dans les mœurs, dans les relations, dans le décor général, par des personnages réels. Je ne dis pas que je les connais, que je les choisis dans mon entourage. Ils sont réels parce qu'ils ressemblent à ceux que j'observe, parce que je travaille d'après nature, comme un peintre, au restaurant, dans un compartiment de chemin de fer, au spectacle, en visite. Je copie des gestes, mais aussi des lieux. Je vais toujours examiner à Paris et en province les endroits et les demeures où je fais vivre les héros. Je tiens compte des sens uniques, du nombre de bancs d'un square, de l'heure de départ des trains. Les personnages, une fois créés, vêtus, pourvus de famille et surtout ressemblants à des personnes que je rencontre ou que j'observe, je les pousse dans une idée que j'ai et qu'ils endossent. Une idée qui est presque toujours la même.
Caricature d'André Beucler

Très jeune, j'étais encore interne au lycée, en 3ème et déjà j'étais sensible, comme serait sensible un appareil enregistreur moitié robot, moitié rêveur, sensible au changement. A tous les changements. Je voyais devant moi les choses et les être aussi naturellement, se transformer. Pour être tout à fait exact, il faudrait dire : en train de changer. Ainsi quelquefois en regardant un film on pense au temps qu'il fait dehors, aux passants qui s'écoulent sur les trottoirs, à la lumière qui baisse. On était entré dans la clarté, on quitte la salle au déclin du jour, souvent dans l'ombre. Et ces métamorphoses je les imagine à tout moment, comme si je m'étais incorporé à une formule d'Anatole France : tout ce qui est, est passé ... et si, comme on me le fait remarquer, je n'attache la plupart du temps que très peu d'attention à l'instant présent, c'est que je ne puis m'empêcher de le comparer à l'image fixée sur une pellicule, et qui est déjà à plusieurs mètres derrière nous au moment même où nous y songeons. Ce qui me saisissait, c'est le déroulement incessant du film que nous vivons. Je sens venir l'automne, d'autres spectacle sur les colonnes Moriss, d'autres chapeaux à la tête des femmes, d'autres livres aux devantures, d'autres façons de s'exprimer. Et mes personnages aussi, dans ce tourbillon que nous pourrions certainement surprendre si nous pouvions seulement concevoir des sensibilités ralenties puis accélérées ... mes personnages vivent les aventures que je leur prête au milieu d'un Paris qui change (s'ils sont parisiens) qui aura d'autres partis politiques, une autre situation dans le monde, où même la jeunesse sera une autre jeunesse.

Dans mon premier roman, la Ville anonyme, j'imaginai, ce qui est au fond tentant et facile, même avant le napalm, les avions de bombardement et l'énergie thermonucléaire, j'imaginai la France au lendemain d'une catastrophe. Les hommes, français compris, avaient été trop loin ; ils avaient tué ce qu'ils aimaient : le monde. Et, au lendemain de l'accès, de la crise, ils se retrouvaient dans le chaos, la confusion. On ne savait plus où se trouvaient les cités, les rails, les corps constitués, tous les éléments, tous les rouages d'un monde qui marche, et il fallait presque uniquement songer à réinventer les objets indispensables de la vie courante : échelles, sièges, alphabets, vaisselle, vêtements, véhicules... Ce passage de la vie organisée au chaos, puis du chaos aux aspirations secrètes, était personnifié par des êtres tout à fait normaux que je m'efforçai de maintenir dans la vie quotidienne. Ce qui me frappe depuis mon adolescence, puis l'université, la guerre de 14, l'entre deux guerres, mes voyages, mes aventures, jusqu'aux événements de 1939 et comme on dit, ce qu'il en advint, ce qui me frappe, c'est que nous vivions une destinée complexe comme si nous fussions enfermés, brassés, enchantés, dans une sorte de moyen de transport de plus en plus rapide. Nous traversons des paysages ravissants aussitôt absurdes parce qu'ils meurent, nous participons à des destructions. Naturellement ce sont mes personnages de roman qui assument cette fatalité romanesque. Dans le livre qui vient de paraître, ce perpétuel changement, cette course éperdue, terrible, absurde, toujours vers autre chose, je les ai plutôt placées en esprit, si je puis ainsi m'exprimer. Ce sont les hommes que je vois changer en eux-mêmes, et je crois que c'est la première fois.
Réédition 2003

Nous vivons un moment où, en tous domaines, nous nous apercevons que la contrefaçon et l'imposture ont autant de chances, autant de valeur, autant de réalité, que le vrai. Tout est à la fois interchangeable et sur le même plan. Voisinent aujourd'hui sans épargner personne : le limité et le rudimentaire, l'inestimable et le médiocre. Les personnages de mon dernier roman ne cherchent qu'à fuir ce climat, les uns par la mort, les autres par l'espérance.



 
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biographie

Notes autobiographiques 1960


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